L΄être humain est entouré de toute sorte d΄horizons derrière lesquels se trouve la «pente cachée», qu΄il s΄efforce d΄entrevoir où de deviner; horizons extérieurs et intérieurs qui limitent sa connaissance et lui bloquent la vue. Plus il s΄approche d΄eux, plus ceux-ci reculent derrière leur propres idoles, cachant le secret qu΄ils promettent, ne le dévoilant jamais, ou jamais tout entier. Autant vastes et infranchissables sont les horizons extérieurs qui l΄encerclent autant le sont ceux existant à l΄intérieur de sa conscience, vers lesquels tendent deux formes de cette dernière, que d΄habitude, on qualifie de «mystiques» et d΄«esthétiques» (poétiques). En l΄occurrence il s΄ agit de deux formes de la dynamique de la conscience, qui sont (toutes les deux) d΄orientation introspective, de nature extra-rationelle, et de fonction unitive. Ces qualités, qu΄elles possèdent en commun, témoignent de la parenté étroite qui les rapproche et des voies intérieures parallèles qu΄elles suivent. Cela est, par ailleurs, normal, puisque la conscience humaine est unitaire et, par conséquent, est également unitaire la base de ces deux sources de connaissance immédiate dont il est question. Il n΄est pas donc fortuit que les Romains employaient le terme vates pour qualifier aussi bien les voyants sacrés que les poètes et que le mot carmen désignait tant les oracles que les poèmes. La tendance mystique ainsi que la tendance poétique sont qualifiées d΄introspectives, parce que toutes les deux cherchent à atteindre leur but, non pas par des actes extérieurs, mais bien par des procédés intérieurs, tels que l΄imagination, la mémoire, la prière, la contemplation et l΄envoûtement. Il est à noter que l΄adjectif «intérieur» ne désigne point ici un espace réel ou matériel. Il n΄est pas de nature géométrique mais bien d΄ordre dialectique. Il oppose d΄une façon schématique la connaissance analytique et discursive à la vision immédiate (l΄intuition) et unitive. La première —dualiste dans son essence première— place l΄homme en observateur vis à vis (hors) de l΄objet qu΄il cherche à connaître. Par contre la vision immédiate supprime la distinctiion (dualiste) entre le sujet et l΄objet. La conscience, que l΄on qualifie souvent de «lumière intérieure», constitue un réservoir de la «totalité», d΄où l΄être humain s΄efforce de puiser, pas accès immédiat (sans passer par l΄intermédiaire du rationnel), «l΄autre» connaissance «de his quae sunt supra rationem», selon Saint Thomas d΄Aquin; une connaissance toute particullière dont l΄objet n΄est pas celui de la connaissance rationnelle mais, comme le disait un penseur contemporain, un savoir dont le mécanisme n΄obéit pas aux règles de l΄art de penser. La raison n΄est pas la seule lumière de l΄homme. Ce procédé extra- (ou supra-) rationnel caractérise le mystique aussi bien que le poétique. L΄expérience mystique, tout comme l΄expérience poétique n΄appartiennent pas au même ordre de «connaissance réelle non immédiatement conceptuelle, unitive» (abbé H. Brémond). Les deux voies en question sont, comme il a été remarqué, de par leur fonction, unitives. Le mystique cherche le contact et l΄union de son âme avec la Vérité Suprême, soit dans un cadre moniste (union avec «l΄étant») ou dans un cadre dualiste (union avec son Dieu). Une tendance unitive parallèle se manifeste chez le poète. Il est à noter à ce propos que, tandis que toute relation de l΄homme commun avec son entourage est imprégnée du rapport entre l΄unité «je» et la pluralité environnante, l΄expérience poétique constitue une autre sorte de relation qui tend à supprimer cette pluralité ainsi que sa dimension temporelle. La vraie conscience poétique, est inondée par cette «connaissance immédiate» qui, au lieu de diviser ou de discerner, unit et libère cette relation de la servitude de l΄historicité et de la temporalité. A l΄heure de l΄inspiration et de la création poétique le monde intérieur du poète subit une mutation (une véritable transsubstantiation) par l΄invasion des choses qui l΄entourent. Il se sent, submergé par les puissances mystérieuses qui peuplent l΄univers, et conquis par cette «âme universelle», dont Platon a parlé. C΄est pourquoi, écrit P. Emmanuel, le poète se suffit d΄un mot. De ce mot, par une irrigation spirituelle, découlent un réseau de correspondances où l΄unité de l΄homme et du monde est une fois de plus attestée. Bien que les deux expériences (mystique et poétique) ont plusieurs caractéristiques en commun, elles sont loin d΄être identiques. Il a été remarqué que la première se tient dans la ligne du savoir (suprême) et de la contemplation de la Vérité tandis que la poésie se tient dans la ligne du faire et de la délectation de la beauté. Par ailleurs, selon les mystiques: «il n΄ est pas question d΄égaler la pâle veilleuse du poète au soleil des contemplatifs, une expérience profane, et, en somme, assez commune, à une expérience toute surnaturelle». Sans doute, ces deux expériences diffèrent du point de vue de leur objectif final ainsi que de «l΄état d΄âme» d΄où elles découlent, l΄une provenant d΄une élévation intérieure qui touche au sacré, l΄autre d΄un rêve profond qui, néanmoins, se maintient en deçà des limites du naturel. Le mystique aspire à une connaissance transcendantale ou, dans le cadre dualiste, à une union avec son Créateur, tandis que le poète se sent uni avec le créé. Cela, pourtant, ne signifie point que la seconde est inférieure à la première ou que cette dernière appartient à un ordre supérieur, comme plusieurs mystiques l΄ont maintenu. La différence fondamentale entre les deux expériences, d΄où découlent plusieurs autres, consiste au fait que l΄expérience mystique est entièrement et purement personelle et non communicable, tandis que celle du poète, bien que personnelle, jusqu΄à un certain point, est de nature non seulement communicable mais encore, peut on dire, elle existe grâce à cette communicabilité. Le mystique s΄enfonce en lui même et aspire à l΄extase dans l΄isolation et le silence. Cet effort le différencie du poète. Le premier est conscient que l΄Absolu n΄a pas de place dans le monde apparent et corruptible et que, par conséquent, il doit le chercher au delà de ce dernier. Par contre le poète non seulement veut mais doit parler. L΄expérience poétique qui n΄a pas été transsubstantiée en vers, la vision qui n΄est pas devenue chant, la vibration de l΄âme qui n΄a pas été incarnée dans le Verbe, n΄ont servi en rien. «Le poète ne peut pas ne pas parler», écrit un penseur contemporain, et un autre: «Le poète, plus il est poète plus le tourmente le besoin de communiquer son expérience. Le mystique, plus il est mystique moins il éprouve le besoin de communiquer.» Entre les deux expériences, celle du mystique et celle du poète, on a classé une troisième intermédiaire que l΄on a qualifié de «prophétique». Cette dernière partage, avec l΄expérience mystique et l΄expérience poétique, plusieurs caractéristiques. Elle appartient à un état d΄âme religieux et sa dynamique unitive, toujours dualiste, tend vers Dieu et non, comme c΄est le cas, parfois, avec l΄expérience mystique, vers un «Absolu» quelque peu indéfinissable. Avec l΄expérience poétique elle a en commun la tendance «sociale» dans le sens qu΄elle ne demeure pas enfermée dans l΄extase mais elle «retourne» pour parler à l΄homme et pour lui apporter le message de la révélation du Verbe de la Vérité, tout comme fait le poète pour lui apporter le message de la Vérité du beau. Il est évident que toutes ces différences et toutes ces similitudes entre les trois formes de la dynamique intérieure de l΄âme n΄ont qu΄un caractère schématique et qu΄elles ne se présentent pas toujours en réalité dans un état pur. L΄on peut néanmoins maintenir que les mystiques et les prophètes, aussi bien que les poètes à leur manière boivent du même calice secret du mysticisme. Mais le contraire n΄est pas le cas. Tous les mystiques ne sont pas poètes, ni prophètes.